Le mouvement qui emportait la nation vers des destinées à peine entrevues par les esprits les plus clairvoyants ou les plus alarmés, se manifesta, en Basse-Normandie, comme ailleurs : chez les classes éclairées, par une ardeur généreuse à tout renouveler, à tout changer dans les institutions existantes ; et, chez les classes inférieures, par le goût du désordre et de l’émeute, par une inquiétude farouche et justifiée de manquer de pain, et par un sentiment aveugle de haine et de jalousie contre tout ce qui, jusque-là, avait été au- dessus d’elles.
Les phénomènes naturels avaient contribué à entretenir et à exalter ces funestes impressions. Il fallait remonter jusqu’en 1777 et 1709 pour trouver un hiver aussi rigoureux que celui dont souffrait la population depuis le mois de novembre 1788. Le prix du boisseau de blé atteignit six livres en janvier 1789.
Malgré les efforts de la charité publique et de la charité privée, malgré le dévouement des officiers de police, il y eut des attroupements dans toutes les villes : les boutiques des boulangers y furent pillées. Des bandes parcoururent les campagnes, pénétrèrent chez les cultivateurs, forcèrent l’entrée de leurs greniers, etc. Ces
scènes violentes éclatèrent, à Caen, dès le mois de janvier 1789 ; à Saint-Lô et à Carentan dans le courant du mois de mars. L’intendant craignait beaucoup que le vent de la sédition ne se propageât rapidement, et il n’avait à sa disposition aucun moyen de s’y opposer. Il fit part de son embarras au directeur général des finances. La réponse lui fut adressée par Monsieur Montaran, au nom de Monsieur Necker, très occupé de l’ouverture des Etats généraux. Le ministre pensait que les mouvements signalés à Saint-Lô et à Carentan venaient d’un défaut de prévoyance de la part de l’administration. Il n’y avait qu’à veiller à l’approvisionnement des marchés, et, en tout cas, tenir prête la maréchaussée. Monsieur de Launay comprit, par cette réponse, qu’il ne devrait pas trop compter sur le gouvernement.
Le 15 juillet 1789 on connut, dans le Cotentin, la prise de la Bastille, la fuite des princes et du maréchal de Broglie, et le triomphe de l’assemblée ou plutôt celui de la Révolution, qui n’eut plus aucun contrepoids. Des émissaires de Paris et de Rouen se répandirent dans les villes, et y souffla le vent de la guerre civile. Les milices nationalistes s’organisèrent.
Il y avait à Cherbourg quatre bataillons d’infanterie et un bataillon d’artillerie de marine ; mais les nombreux ouvriers employés aux travaux du port y
formaient une population mêlée de vagabonds, de repris de justice et les agents des clubs parisiens ne manquaient pas. On y redoutait d’autant plus leur soulèvement que les caisses publiques renfermaient cinq à six millions de livres en numéraire. Dumouriez jugea que sa présence était nécessaire. Il quitta Caen le 18 juillet 1789 et s’arrêta, en passant, à Bayeux, à Carentan et à Saint-Lô. Il recommanda aux magistrats d’exercer une active surveillance sur les étrangers suspects, d’agir avec une fermeté prudente et de hâter la formation de la milice. L’arsenal de Saint-Lô contenait quinze mille fusils.
Le général Dumouriez arriva à Cherbourg ce même jour du 18 juillet 1789, où il régnait une atmosphère d’insurrection populaire. La bourgeoisie y était très inquiète et demanda à Dumouriez de prendre la tête de la milice. Mais le 19 juillet, vers six heures du soir, une troupe d’hommes et de femmes se rassemblèrent devant l’hôtel de ville de Cherbourg en criant avec véhémence pour obtenir la baisse du prix du pain. Puis la population, entraînée par quelques meneurs, se jeta sur la maison du maire de la ville, Monsieur Garantot, et la saccagea entièrement. Les émeutiers qui étaient au nombre de quatre à cinq cents allèrent ensuite saccager et piller d’autres habitations de la ville. La répression ne se fit pas attendre et plus de deux cents hommes et femmes furent arrêtés et jetés en prison. Et les années révolutionnaires passèrent avec
leurs cortèges d’arrestations et d’exécutions. La noblesse paya un lourd tribu durant cette période ; ceux qui purent s’en soustraire dans certains cas sont ceux qui choisirent l’exil.
L’Angleterre était à cette époque trouble une terre d’accueil pour les candidats à l’exil ; beaucoup de nobles prirent ce chemin forcé pour échapper au châtiment suprême, la guillotine qui n’a pas eu le temps de rouiller.
En Normandie et en Bretagne eurent lieu des luttes sanglantes par le soulèvement des royalistes et de la chouannerie. La grande armée vendéenne de La Rochejacquelin y termina sa brillante campagne de 1793 par un essai pour soulever l’Avranchin et une attaque également vaine de Granville du 14 novembre, précédant de peu la bataille du Mans où elle fut écrasée par Marceau le 13 décembre de cette même année. C’est de l’Alençonnais que sortit celui qui allait être le chef de la chouannerie normande, le comte Louis de Frotté, né à Alençon en 1755. Il fut le premier catholique d’une famille de gentilshommes huguenots. Entouré de ses parents, fine fleur de la noblesse normande, il fut l’animateur d’une guérilla chouanne marquée par les coups de mains de La Bruyère-au-Bouin, de La Fosse, de Tinchebray, et par l’évasion fameuse du chevalier des Touches hors de la prison de Coutances, jusqu’au jour où, sur l’ordre de Bonaparte et en violation de son sauf-conduit, il fut arrêté dans une entrevue avec les
républicains et fusillé à Verneuil ainsi que, notamment, son parent Dumont de Bostaquet le 18 février 1800.
Le comte de Frotté était, comme je l’écrivais précédemment, très actif en Normandie et particulièrement dans le Cotentin, dont les îles Saint-Marcouf lui servait de base pour faire passer, avec la complicité des Anglais, les candidats à l’émigration vers l’Angleterre. Mais les différents mouvements de bateaux entres la côte du Cotentin et les îles Saint-Marcouf avaient déjà éveillé les soupçons des autorités de la côte et particulièrement, de Saint-Vaast-La-Hougue, comme le montre les courriers ci-dessous reproduits.(Arch. Nat. BB3-131 marine f°94).
Bureau du port de Cherbourg le 1 Pluviose an 6
Citoyen Ministre
J’ai l’honneur de vous remettre deux rapports qui viennent d’être faits au Sous-Commissaire chargé de l’inscription maritime à La Hougue.
Je joins aussi les lettres de ce digne officier d’administration. Vous y verrez des preuves les plus évidentes de la communication qui existe entre nos ennemis et les traites à nôtre patrie.
Cette communication si dangereuse dans tous les temps, et surtout dans les circonstances actuelles, demande les moyens les plus actifs pour être réprimée, et peut être, je crois interrompue par une série de petits bâtiments de guerre qui seroient répartis tout le long de la côte, et qui seroient commandés par des marins d’un civisme éprouvé.
Au reste, il ne m’appartient point de vous dire ce qu’il faut faire, mais j’attends vos ordres pour les exécuter aussitôt.
Salut et respect
Signé : Tirol ; commissaire principal de marine à Cherbourg.
Quand le commissaire Tirol parle d’ennemis, il s’agit bien évidemment des Anglais à cette époque, et les traîtres de la patrie ne sont autres que les royalistes.
Voici ci-dessous deux rapports de marins qui ont observé des mouvements de bateaux aux îles Saint- Marcouf, ces documents sont ceux dont le commissaire Tirol fait allusion dans le précédent courrier.
(BB3-131 marine f°95 )
Copie du rapport du citoyen Pierre Bidaut Maître du bateau pêcheur le « Saint Jean ».
Aujourd’hui vingt neuf Nivôse an sixième de la République Françoise, une et indivisible.
S’est présenté au bureau de l’inscription maritime à La Hougue, devant nous Commissaire de marine au dit lieu, le citoyen Pierre Bidaut, de cette commune, maître du bateau le Saint Jean, lequel nous a déclaré que cejourd’hui étant à la pêche du poisson frais dans la baye de La Hougue, le long de nos côtes, à une petite lieue des îles Marcouf, il a aperçu, sur les neuf heures du matin, une platte Françoise venant du côté de la pointe de la Perçée, aborder à l’île de terre. Qu’une demie-heure après son arrivée, cette île a fait des signaux à celle de mer ; que de suite, il a vue deux chaloupes partir de cette île et se rendre à celle de terre ; aussitôt tous les pavillons ont été mis dehors ; les deux avisos qui y sont en station ont tirés en signe de réjouissance des nouvelles que sans doute cette platte a apportée aux Anglais.
Un autre rapport fait état de signaux entre la terre et les îles, probablement pour prévenir de l’arrivée aux îles d’un bateau avec des émigrés.
(Arch. Nat. BB3-131 marine f°96)
Le marin Noël Grosos de la commune de Saint- Vaast-la-Hougue, et maître du bateau le Saint-Vaast, de 18 tonneaux, rapporte que durant son voyage de Rouen à La Hougue, il a vu dans la nuit du 24 Nivôse des signaux faits depuis la terre devant le château de
Quineville à l’aide de feux allumés subitement et correspondaient avec des péniches anglaises. Ces signaux ont commencé aux environs de 10 heures 30 du soir et ont persisté jusqu’à 3 heures 30 du matin. Ce marin dit aussi avoir été vigoureusement chassé par les péniches anglaises.
Il faut remarquer que les Anglais ne sont en rien gênés par la proximité du port de Saint-Vaast dans toutes leurs opérations, et ce malgré tous les rapports qui parvenaient aux autorités, il y avait de toute évidence un aveu d’impuissance devant les positions ennemies. Le trafic maritime dans la région en est pourtant très affecté, comme en témoigne les nombreuses correspondances adressées à la marine de Cherbourg.
(Arch. Nat. BB3-131 marine f° 97)
Le 29 Nivôse de l’an 6, le citoyen Dessau, commissaire de marine à La Hougue, informe le commissaire principal Tirol, commissaire principal de marine à Cherbourg, que les Anglais continuent à correspondre avec la terre et qu’il est urgent d’y établir une plus grande surveillance.
Le commissaire Tirol, de Cherbourg, informe le ministre le 21 Pluviose de l’an 6 en ces termes :
« les Anglais en station aux îles Saint-Marcouf s’emparent de tous les bateaux pêcheurs, les brûlent et font prisonniers les marins. La marine locale ne peut rien opposer par manque de moyen. »
(Arch. Nat. BB3-131 marine f°102 )
La marine locale avait cependant réussi à capturer quelques marins anglais, et le commissaire Tirol prit la décision d’envoyer un parlementaire aux îles afin de négocier un échange de prisonniers avec les Anglais qui détenaient nos marins pêcheurs. Ce fut fait le 9 Ventose de l’an 6 ; durant cet échange, le parlementaire français devait en profiter pour savoir de quel armement et de combien d’hommes les Anglais disposaient sur les îles, car une information circulait que 600 hommes de troupes étaient attendus par les Anglais sur les îles (Arch. Nat. BB3-131 marine f° 113 ).
Le parlementaire Adam est de retour à La Hougue à la fin février (3 Ventôse an 6 ), avec onze marins pêcheurs qui étaient détenus aux îles, et qui furent échangés contre dix prisonniers Anglais.
Ces pêcheurs étaient de Saint-Vaast, Grandcamp, et Port-en-Bessin. Les citoyens Jean Grosos, Pierre Joret, Jean Renouf, Charles le Tessier, Louis Fichet, du bateau de pêche de Saint-Vaast étaient en prison sur une galiotte échouée sur l’île de terre. Il n’avaient que 6
onces de biscuit par jour ; mais les marins et soldats anglais de la garnison ne les laissaient manquer de rien.
Les autres prisonniers arrivés à La Hougue sont : Antoine la Vieille, Pierre le Metayer, et Jacques Léger sont de Grandcamp. Pierre le Fournier, François Labbé, et Charles Colleville sont des marins de Port-en-Bessin. Tous ces marins pêcheurs confirment que les Anglais attendaient bien 600 hommes de troupes sur les îles. (Arch. Nat. BB3-131 marine f° 114 )
Pendant tout ce temps les îles Saint-Marcouf continuèrent à accueillir les candidats à l’exil, et ce, souvent grâce à l’intervention du comte Louis de Frotté, le chef chouan de la Basse-Normandie.
C’est ainsi que nous apprenons par les différents courriers du comte Louis de Frotté que le comte de la Roque, ami et premier chef divisionnaire, est passé en Angleterre par les îles Saint-Marcouf en 1796 . (Lettre du comte L. de Frotté du 3 mars 1796.)
Le courrier du 18 mai 1796 nous indique la présence de Monsieur de Villebrun aux îles. Et L. de Frotté se rendit souvent en Angleterre comme il l’indique lui-même dans son courrier du 29 juin 1796 adressé au prince de Bouillon, alors général en chef des chouans en Normandie
Je suis arrivé ce matin à Saint Marcouf et je pense être demain à Londres. Gardez je vous prie le secret de mon passage, il faut pour l’opinion de nos amis, qu’ils me croient caché prés d’eux.
Le 16 septembre 1796, L . de Frotté était toujours en Angleterre, au 3 Park street, Grosvenor square à Londres, ou un courrier portant cette dernière date et écrite d’Edimburg par Charles Philippe informe L. de Frotté que l’abbé Edgeworth de Firmont a réussi à passer en Angleterre en passant par Saint-Marcouf et était porteur d’une lettre du comte Henry de Marguerie, lequel sollicite la croix de saint Louis. Pour mémoire, citons que l’abbé Edgeworth était poursuivi par les révolutionnaires pour avoir trop assisté Louis XVI sur l’échafaud.
Louis de Frotté, par son courrier du 12 octobre 1797, demande que le gouvernement anglais fasse mettre en dépôt des armes, des poudres, et des canons à Jersey et à Saint-Marcouf, afin que les royalistes puissent se les procurer sans aucun problème.
Dans sa lettre du 2 novembre 1797, L . de Frotté demande au ministre anglais Windham de procéder à des versements d’acomptes pour les pilotes et agents employés dans la correspondance de Saint-Marcouf.
Le 15 novembre 1799 le comte de Frotté écrivit à sa famille en ces termes :
« Dans le cas ou l’on m’enverrait des fonds, je voudrais sieur que vous m’envoyassiez une demie-douzaine de paires de bottes et que vous me fissiez faire un charivari ou dolman, et une pelisse par Monsieur Manche. Il doit se rappeler ma mesure et la broderie qu’il faut y mettre. Je voudrais que la pelisse fût toute garnie de peau, car la nuit, il ne fait pas chaud sur la paille. Vous enverriez le tout à Saint Marcouf et cela m’arriverait quand cela pourrait.
En 1799, L . de Frotté était en France et passa son commandement au comte de Ruays. Un an plus tard L. de Frotté connaîtra la fin tragique que j’évoquais en tête de ce chapitre, Bonaparte le fit fusiller, et les Anglais occupaient toujours les îles Saint-Marcouf.
Enfin, le 25 novembre 1799, des fonds en numéraires furent déposés aux îles Saint-Marcouf en provenance d’Angleterre (15.000 louis d’or), destinés aux royalistes.
Le 17 janvier 1800 Monsieur Bruslard est à Saint- Marcouf, et doit débarquer sur la côte pour remettre des fonds au comte de Frotté.
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